CHAPITRE XII
Une voiture était arrêtée en bas de la petite route accédant au village. Une grosse tout-terrain Mercedes du genre de celles qui avaient gagné les derniers Paris-Dakar.
Plusieurs types avaient l’air d’observer le village, le nez en l’air.
Kev retira doucement sa tête de la terrasse. Il avait enfilé à toute vitesse un survêtement, un blouson fourré et saisi un « canon scié » à pompe, sa ceinture-cartouchière et le ceinturon. Gérald l’avait guidé jusqu’ici, intrigué mais calme. Il ne faisait pas encore le rapprochement avec ce qui s’était produit à la ferme, au printemps, ou alors il avait surmonté ce traumatisme psychique.
— Gérald, souffla Kevin, tu vas aller réveiller Bernard et tout le monde. Il faut faire très vite mais surtout pas de bruit. Tu leur dis ce que tu as vu. Qu’ils me rejoignent à la petite maison bleue. Tu as compris ?
— Oui, oui.
Le gamin fila et Kevin partit en courant vers l’entrée du village. La route faisait un dernier virage sous une maison aux volets bleus où il avait installé les défenses avancées, une mitrailleuse 52 et un lance-grenades. Il n’avait jamais voulu mettre ici davantage d’armes lourdes parce qu’elles auraient pu tomber entre les mains d’un éventuel attaquant.
Il se glissa dans la maison, dont la porte n’était jamais verrouillée, et passa sur la terrasse dominant la route.
De là on commandait une bonne partie de la grimpette. Une paire de jumelles de forte puissance était stockée dans une boîte et il se mit à observer les inconnus.
Cinq hommes, tous armés sérieusement. Des fusils d’assaut, apparemment, grenades aussi, l’un d’eux en était bardé. Un beau feu d’artifice pour un bon tireur… Ils avaient l’air de discuter sec. Pas longtemps qu’ils étaient arrivés, probablement. La chance, une sacrée chance que le môme ait été debout et les ait vus aussitôt ! S’ils avaient pénétré dans le village, tout était foutu devant des combattants aussi entraînés ! Kevin eut un frisson désagréable à cette pensée. Il aurait dû prévoir un cas de ce genre. Il faudrait veiller.
L’un des types faisait de grands gestes en désignant la place du village, apparemment. On la devinait, d’en bas, avec le feuillage des arbres. C’est sur la place que se trouvait l’hôtel et Kevin se demanda si finalement les gars n’étaient pas là depuis la nuit et n’avaient pas repéré les lumières, la veille au soir ?
Il se glissa doucement jusqu’à la mitrailleuse et engagea une bande dans la culasse qu’il referma sans trop de bruit. Il savait qu’à cette heure, les sons portaient loin. Malgré la distance il fallait se méfier.
Du bruit, justement, derrière. C’était Bernard qui avançait, penché en avant. Il portait un fusil de grande chasse avec une lunette, un truc récupéré à Salon-de-Provence.
Bien changé, Bernard. Calme, les gestes précis, comme s’il avait fait ça toute sa vie ! Il s’était épanoui depuis quelques mois. Il interrogea Kevin du regard. Celui-ci avait pris sa décision.
— Cinq types, il expliqua rapidement. Finalement je ne sais pas si on n’aurait pas intérêt à leur foutre une sacrée peur pour qu’ils répètent éventuellement qu’il y a là un village imprenable… Tu préviens les autres qu’on va utiliser les blindés. Tous… on les amène en même temps aux endroits repérés. Liaison radio avant de démarrer les moteurs, pour synchroniser les actions.
— Les bazookas ?
Kevin réfléchit. Si on partait du principe qu’il fallait les effrayer, autant mettre le paquet.
— Ouais, mais attention à la flamme de départ du coup. Pas de masque derrière sinon on se grille les fesses, hein ? Allez fonce. J’attends cinq minutes et je vais prendre le blindé le plus proche. Si jamais ils bougeaient, en bas, je commence à tirer. Ce serait le signal d’avancer en position et d’ouvrir le feu immédiatement.
— O.K. !
Il recula doucement et disparut dans la maison pendant que Kevin recommençait à observer. Trois grands gaillards portaient des treillis de l’armée, des tenues camouflées. Des nostalgiques ? Un autre avait disparu derrière la bagnole et le dernier, un poil à l’écart, paraissait réfléchir dans son coin.
Quelque chose, dans son comportement, intrigua Kevin qui braqua les jumelles sur la silhouette. Entre trente et quarante ans, trapu, un visage taillé à grands traits. Un visage tendu. Quelque chose tiraillait ce type ; la trouille ? Pas l’air pourtant. Il semblait réfléchir, regardant le village puis ses copains et la pente.
Ça devait faire cinq minutes maintenant. Kevin recula. Dans la rue, il cavala vers le haut… Un blindé était là… La porte sur le côté droit… Il eut un haut-le-corps en voyant une silhouette.
— C’est moi, Kev.
Stéphanie !
— Bon Dieu, qu’est-ce que vous faites ici, c’est le coin le plus exposé…
Il était furieux.
— J’ai envie d’être là. De toute façon on est six à pouvoir combattre, la petite Claire est encore jeune et elle est allée dans le blindé de Bernard, du moins je crois. Avec cinq blindés ça fait le compte. Je peux conduire celui-là, vous serez plus efficace à la mitrailleuse… Et puis je ne discute pas, je veux être ici, un point c’est tout.
Sa colère s’était envolée brusquement. Il sourit et se glissa à l’intérieur.
— Après tout, c’est peut-être mieux.
— Merci quand même de le dire.
Il n’eut pas le temps d’approfondir, branchant la radio.
— Ici Kev, tout le monde est prêt ?
— Bernard, c’est bon pour moi, je suis à la hauteur de la place. Claire est ici.
— Richard, moi je suis au bout du village.
— Jacquotte, ça va à peu près.
Bien d’elle, ça !
— Jacques à l’appareil, je suis prêt.
À part les voix de Bernard et Richard tout le monde avait trahi une appréhension normale.
— O.K., moteurs en route. On se dirige aussitôt vers les postes indiqués.
Le démarreur du blindé se fit entendre. Stéphanie n’avait pas tardé… Kev sourit en pensant qu’elle voulait lui montrer son efficacité. De toute façon il le savait depuis belle lurette. Il en déduisit aussi qu’elle avait coiffé le casque d’écoute et il commuta pour lui parler.
— On y va, ma douce, avancez doucement aussi.
Il n’y eut pas de réponse, mais le blindé s’ébranla. Il posa le casque mobile sur sa tête et monta jusqu’au trou d’homme du mitrailleur. Il actionna les leviers pour approvisionner le canon automatique de 20 mm derrière le bouclier pivotant. Il s’était réservé cet engin beaucoup plus intimidant par son calibre. Bernard occupait le second. Les autres étaient équipés en mitrailleuses jumelées.
La rue commençait à descendre… Le premier virage n’était plus loin.
— Serrez à gauche, Stéphanie, en biais pour pouvoir reculer rapidement… Voilà, stop.
Il fit pivoter le canon et ajusta la vallée. Ça bougeait en bas. Il empoigna les jumelles qu’il avait trimbalées et regarda rapidement.
Un type tenait lui aussi des jumelles et observait l‘autre côté du village. Kev vit les objectifs dériver d’un endroit à l’autre… Il avait vu les cinq blindés, maintenant. Il prit le micro sans cesser d’observer les cinq gus.
— À tous, je vais ouvrir le feu le premier. Ne visez pas la voiture, je répète, ne tirez pas sur la voiture ou sur les gars. On va seulement leur faire peur. Je crois que c’est mieux.
Il eut le temps d’entendre la voix de Jacqueline.
— Merci.
Déjà, il pointait son canon… Dix bons mètres devant le tout-terrain et sur la droite.
La détonation fut terrible dans le silence du matin. Un petit nuage naquit sur le sol, en bas.
Il y eut un instant où tout paraissait figé puis les cinq types se mirent à courir, affolés.
Non, pas les cinq… Kev aperçut une silhouette qui fonçait en avant, vers des buissons… Le type de tout à l’heure, celui qui se tenait à l’écart. Il jeta son arme et plongea derrière un masque de végétation.
Seul, il n’était pas dangereux, Kev revint aux autres. Ils s’étaient mis à l’abri derrière leur bagnole et commençaient à riposter. Pas de ça… Il fallait leur enlever même l’idée de résister.
— À tous, lança-t-il à la radio, visez devant eux, là où j’ai tiré… Feu à volonté…
Sans savoir pourquoi, il se reprit aussitôt.
— Non, attendez… Ne tirez pas vers l’endroit où l’un d’eux s’est planqué, visez plus à gauche.
Un bruit d’enfer. Toutes les armes s’étaient mises à cracher. À l’entraînement, ils avaient tiré les uns après les autres. Une sacrée différence ! En bas, l’un des types se glissait dans la bagnole, apparemment. Kev visa soigneusement le long de la Mercedes, à gauche, et lâcha un obus. Il dut ricocher parce qu’une vitre vola en éclats.
Cette fois, ils avaient leur compte. Le tout-terrain reculait si vite qu’il zigzaguait sur la route. Il enfonça une petite barrière et pénétra dans un terrain oïl il fit demi-tour pour reprendre la route dans l’autre sens.
C’est maintenant qu’il fallait peaufiner la manœuvre. Kevin reprit le micro :
— Cessez le feu !
Il se pencha sur le canon pour viser plus soigneusement, suivant la Mercedes dans sa fuite. Quand elle fut à cinq cents mètres, elle parut ralentir… C’était maintenant. Il lâcha deux obus coup sur coup.
Ils arrivèrent légèrement devant la bagnole qui fit un écart sur la gauche et accéléra de nouveau. Alors qu’elle allait disparaître au loin, à plus d’un kilomètre, il tira une rafale de cinq ou six obus.
— Stéphanie, on va aller voir ce que fabrique celui qui s’est planqué en bas… Avancez doucement, d’accord ?
La voix de la jeune femme lui parvint dans les écouteurs.
— Ne vous montrez pas trop, vous devez faire une belle cible.
Elle avait raison, il s’enfonça un peu au moment où elle embrayait.
— À tous ne bougez pas, je vais voir ce que fabrique celui que ses copains ont oublié.
— Vous ne voulez pas que je vienne avec vous ? fit la voix de Bernard.
— Non, mais si tu vois quelque chose dans ta lunette de tir, fais pour le mieux.
Stéphanie avait bien le blindé en main, elle prenait les virages très larges pour avoir un champ de vision dégagé et ne roulait pas à plus de trente.
Kevin braquait le canon dans l’axe de la route pour être prêt à tirer. Ils étaient à une centaine de mètres du vallon quand le type apparut, les bras en l’air. Il ne portait pas d’arme apparente.
— Stop ! lança Kevin.
— Ne tirez pas, je vous en prie !
La voix était forte, tendue aussi.
— Si tu as une arme je te conseille de la déposer tout de suite.
— Je n’en ai pas… Est-ce que vous êtes sûr qu’ils sont partis ?
Une question étrange de la part de ce gars-là.
— Pourquoi ?
— S’il vous plaît, laissez-moi monter. Péral est bon tireur, il pourrait m’avoir de loin.
Kevin réfléchit, devinant ce qui se passait.
— Ça va, on va faire demi-tour, tu ne bouges pas. Quand on remontera, tu pourras courir devant, mais ne joue pas au con.
— Je n’en ai sûrement pas envie. Trop content.
— Qu’est-ce qu’il raconte ?
Stéphanie avait probablement entendu. Elle avait ouvert son volet.
— On fait demi-tour.
Pendant qu’ils se dirigeaient vers le village, le type ne tenta rien, trottant devant. Sur la place les autres étaient là, une arme à la main. Richard avança.
— Les autres blindés et les équipages sont sur le plateau, dit-il en fixant Kevin qui comprit le bluff.
— Bien, Stéphanie va les contacter par radio pour leur dire que tout va bien et les sentinelles seront relevées plus tard.
Bernard se tenait au bord de la terrasse, l’œil vissé à sa lunette de tir, le canon de son fusil reposant sur le muret, et braqué vers la vallée.
Kevin descendit, son « canon scié », à la main.
— Amène-toi, dit-il au gars qui ne tenait plus les mains en l’air et reprenait sa respiration après la grimpette.
Dans le salon de l’hôtel, tout le monde se détendit et Kevin posa son arme à côté de lui en faisant signe à leur prisonnier de s’asseoir.
— Maintenant parle !
L’autre ne se fit pas prier.
— Il y a trois semaines que j’attendais une occasion de me sauver. Ce sont des sauvages… Ils ont massacré un petit groupe…
— Attends, pas si vite. Tu étais bien avec eux, non ? Tu avais même une arme, alors ?
— Pas le choix. Quand ils ont débarqué chez nous, là-bas, près de Grenoble, j’ai compris que ça finirait mal. On était quatre, mais personne ne faisait le poids devant ces types. Ils ont prétendu qu’ils cherchaient un coin où s’installer et que leurs armes n’avaient jamais servi, mais je n’y croyais pas.
— Ton groupe… Parle de ton groupe.
— Quatre hommes, avec moi. Deux scientifiques et un ingénieur. Tous âgés de plus de cinquante ans. Je les avais rejoints par hasard et ils m’avaient accepté. J’ai essayé de les prévenir, mais ils refusaient de me croire. Les fumiers racontaient des conneries mais ils ne s’en rendaient pas compte.
— À ton avis pourquoi, toi, tu l’as vu ?
L’autre haussa les épaules.
— J’ai l’habitude des hommes… Et mon frère était flic, commissaire. Il dirigeait une brigade judiciaire à Valence. Quand j’étais à terre, je venais souvent le voir et il me racontait ses enquêtes.
— À terre ? interrogea Jacques.
— Je suis marin. Ingénieur mécanicien… Quand j’ai compris qu’il n’y avait rien à faire j’ai pensé à moi. Je n’étais pas armé et les salopards se débrouillaient toujours pour laisser un mec avec moi, impossible de fuir. Alors j’ai joué la comédie. Je me suis fait passer pour un officier de la Royale. Militaire de carrière, quoi. Ça ne pouvait que leur plaire, d’autant que je laissais entendre que je connaissais bien l’utilisation des armements modernes.
— Et ça a marché ?
— Pas tout de suite. Ils m’ont sondé, mine de rien… Quand ils ont tué les autres je n’étais pas là. Je l’ai découvert ensuite… J’ai pu paraître indifférent.
— Pourquoi ce massacre ? demanda Jacqueline qui observait l’homme depuis un moment.
— Allez savoir, madame. Ces hommes sont des brutes. Il y a des bandes comme ça. Des malfaisants. Il faut les détruire, vous savez, les anéantir. Sinon ce sont les gens pacifiques qui disparaîtront. C’est une question de survie. Je regrette qu’avec les moyens dont vous disposez ici vous ne les ayez pas fait sauter… Il y a deux jours ils ont massacré trois personnes, à l’est d’ici.
— Vous avez participé à la tuerie ? demanda Kevin d’une voix douce, se mettant à vouvoyer le prisonnier.
Un silence. Le type avait les yeux braqués sur le plancher.
— J’ai achevé les deux femmes, répondit-il enfin d’un ton sourd. Elles étaient mourantes, mais ils voulaient encore…
Il releva brusquement la tête et Kevin rencontra son regard.
— … Je n’aurais pas cru que c’était possible… qu’on pouvait tuer par pitié. Je pensais que c’était de la littérature ! Je reverrai toujours leurs yeux…
Kevin venait de prendre sa décision, mais il interrogea encore :
— Comment ils ont pris ça ?
L’autre eut un rire amer.
— Ça leur a plu, figurez-vous. Ils ont pensé que j’étais vraiment des leurs… J’ai tellement espéré trouver l’occasion de m’échapper. Mais il y en avait toujours un près de moi.
— Vous aviez tout de même une arme.
— Avec un seul chargeur ! Et ce sont des professionnels, maintenant. Ils ont l’expérience ! Je n’avais aucune chance. Il fallait que je guette une occasion et que je réagisse tout de suite. Quand ils ont aperçu vos lumières, hier soir, je me suis dit qu’il y avait peut-être une chance. Lorsque vos automitrailleuses sont apparues, je n’ai pas hésité. J’avais repéré depuis un moment ces buissons… Vous auriez du les tuer !
— Vous pensez qu’ils essaieront de revenir ? demanda Jacqueline.
— Je ne crois pas, madame. Pas pour l’instant en tout cas. Vous êtes trop nombreux et trop bien armés. Mais s’ils s’associent avec d’autres bandes ça les tentera peut-être. Maintenant ils doivent se rassurer.
C’était aussi ce que pensait Kevin.
— Je vais aller les surveiller en avion, dit-il.
— Vous avez un avion ?
— Oui.
L’autre parut impressionné.
— Quel dommage que je ne sois pas venu par ici auparavant. Vous, au moins, vous avez les moyens de reconstruire quelque chose.
— Qu’allez-vous faire ? demanda Jacqueline.
— Ça… dépend de vous, je crois. Si vous voulez bien me relâcher. Je chercherai un groupe. Je voudrais vivre, simplement vivre. Tâcher d’oublier.
— Vous étiez marié avant ?
Il secoua la tête.
— Divorcé. Vous savez, les marins ne sont pas de très bons maris. Partis trop souvent. On les oublie, je suppose… Mais j’avais une fille. Elle… n’est plus là.
Kevin décida de faire un dernier test.
— Vous avez une photo d’elle ?
Le marin eut l’air surpris.
— Bien sûr.
Comme le silence s’établissait, il fouilla dans sa poche de blouson, sortit un vieux portefeuille et tendit une photo couleur. Kevin la prit. Une fillette d’une douzaine d’années se tenait près de son père et de sa mère. La ressemblance était évidente.
— Faim ?
L’autre répondit au bout d’un instant :
— Oui.
Bernard vint les rejoindre quand le petit déjeuner fut servi. Claire avait dû le tenir au courant parce qu’il ne posa pas de question. La conversation roula sans contrainte. Et Kevin fut étonné du pouvoir d’adaptation des êtres humains. Ils avaient bien changé, tous. Lui le premier d’ailleurs.
Ce fut Jacqueline qui parla pour tout le monde. D’un ton tranquille, comme à son habitude, elle lâcha :
— Vous sauriez faire une éolienne ?
Il y eut un silence autour de la table. Le gars regarda chacun, ne comprenant pas ce qui se passait.
— Oui, je suppose que oui, ce n’est pas très difficile, vous savez.
— Et la partie électricité, la raison d’être d’une éolienne ? demanda encore Jacqueline.
— À bord d’un navire, un officier mécanicien fait un peu tout. Il y a quinze ans que je navigue, alors…
Jacqueline consulta Kevin du regard, puis passa à chacun des membres de la petite communauté. Tout se passait en silence et cet interrogatoire-vote prenait une importance étrange.
— J’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ? demanda le gars au bout d’un moment.
— Vous aimeriez rester ici ? dit Stéphanie en se levant pour se resservir de café.
— Mais… enfin oui, bien sûr. N’importe qui voudrait rester dans un village comme le vôtre. Mais… vous auriez confiance ?
— Oh ! la confiance on la mérite, déclara Richard, si vous savez fixer un tube sans le flamber moi je vous ferai confiance !
Jacques se mit à rire.
— Toi et tes tubes !
Le rire est bien l’une des choses les plus communicatives. En quelques secondes tout le monde était plié en deux et chacun repartait en voyant les autres. Même le marin.
Plus tard, quelqu’un demanda au marin comment il s’appelait.
— Henri-Clément Bestel, mais en général on m’appelle Clément.
Chez un armurier de Cannes, Kevin avait trouvé un petit Derringer à deux coups, deux cartouches de 45 redoutables. L’amie était très facilement dissimulable. Il la plaça sous son bras droit, collée à la doublure d’un blouson, puis il alla trouver le marin qui était toujours dans le salon, avec Jacqueline et Gérald, réapparut.
— Je vais rechercher tes anciens copains, lança-t-il en revenant au tutoiement. Tu veux venir ?
L’autre tourna la tête et répondit immédiatement :
— J’arrive.
Tout le monde s’était mis à ses occupations. Kevin remarqua Claire, dans le clocher surplombant à peine les toits. Bernard avait dû lui demander de surveiller. Bien, ça. Il allait falloir trouver un système de guet. Coton !
Accompagné du marin, il monta dans le Rallye. Il ne portait ostensiblement pas d’arme. Si le gars les avait bluffés, il tenterait peut-être de le forcer à atterrir près de ses copains. Dans ce cas, il y laisserait sa peau. Le Derringer ne faisait pas de cadeau…
Le moteur chaud, Kevin roula doucement vers le bout du plateau pour se placer face au vent. Le temps n’était pas aussi beau que la veille, avec une couche de nuages très hauts. La roulette de nez déjaugea… Une légère pression sur le manche et les roues principales quittèrent le sol. Kevin se laissa dévier vers la droite pour éviter de passer au-dessus des maisons. Il eut le temps d’apercevoir Stéphanie, debout sur la route.
Souvent, il l’apercevait ainsi en décollant et il aimait.
Il avait donné un casque au marin et commuta la radio.
— À ton avis ils se sont dirigés de quel côté ?
— Vers l’ouest. Je sais qu’ils avaient parlé de Marseille.
Kevin hocha la tête et rejoignit l’autoroute à la hauteur des Arcs. Presque tout de suite, il repéra la petite tache de couleur qui se déplaçait sur la bande dégagée de l’autoroute.
— Les voilà, dit-il le bras tendu.
L’autre se pencha pendant que Kevin entreprenait un large virage descendant, par la droite.
— Vous pourriez atterrir là-dessus ? demanda-t-il.
S’il devait se passer quelque chose, c’était maintenant…
— Oui.
Quelques secondes plus tard son voisin reprit :
— Vous pourriez atterrir plus loin et on placerait des bagnoles en travers de leur route, ils se foutraient peut-être en l’air.
Un soulagement quand même.
— Je n’y tiens pas. Préfère qu’ils gardent en mémoire les obus pétant autour d’eux. C’est plus spectaculaire. Il nous faut une réputation, tu vois ?
Pas l’air convaincu, l’autre, et Kevin reprit :
— Il y avait une seule personne par blindé. Et tu as vu tout le monde dans l’hôtel.
— Vous n’êtes que…
— C’est ça.
Soufflé, le gars.
— Bravo pour le bluff. D’en bas c’est foutrement impressionnant.
À deux cents mètres, Kevin aligna la bagnole et plongea. Le manche en avant, le Rallye piquait sec. À une cinquantaine de mètres il repoussa le réchauffage carbu et mit la gomme. Il ne quittait pas des yeux le sol, loin devant. Trop de types se sont plantés en faisant comme ça un piqué suivi d’une ressource trop brutale. Doucement d’abord il tira sur le manche… La bagnole arrivait à une vitesse folle… Il décida de passer à gauche et se décala légèrement.
Maintenant… Il tira sur le manche et l’avion jaillit vers le ciel après être passé à quelques mètres de la voiture. Beaucoup trop peu de mètres ! Kevin avait été surpris. Voilà comment les conneries arrivent.
Le marin avait l’avoir d’avoir bien supporté la chandelle et les deux G. et demi, au moins, qu’ils venaient d’encaisser. Kevin vira pour regarder l’autoroute.
On ne voyait rient de particulier. La bagnole continuait son chemin. Il fit une large boucle et décida de refaire un passage, mais moins près cette fois.
En approchant, à 90° de la route, ils virent les canons des armes pointer par les portières. Au passage, Kevin lâcha les commandes et fit un immense bras d’honneur…
Quand il put voir à nouveau, la bagnole était stoppée. Les occupants se tenaient à côté. Il entreprit alors de battre des ailes, allant et venant en travers de l’autoroute, hors de portée. Puis, la petite comédie finie, il reprit de la hauteur et fit demi-tour.
Le marin ne dit rien et Kevin finit par lui demander si ça allait.
— Oui, ça va très bien, oui. Je profitais seulement de ce vol. Tellement calme ici.
*
Dès le lendemain. Clément entreprit de chercher du matériel pour fabriquer une éolienne. Il partait en blindé avec Richard, le matin, écumait les entreprises générales de la région dont ils avaient trouvé les noms et les adresses tout bêtement dans un annuaire téléphonique.
Ce fut peu de temps après que Claire et Gérald découvrirent un troupeau de moutons et les chiens de garde. À peine à une vingtaine de kilomètres du village au nord, en direction du Verdon. Apparemment, il venait de l’Est. Le gros problème fut d’approcher des chiens. On y arriva en posant des écuelles de pâtée sur le sol et en se reculant.
Au bout de plusieurs jours, les chiens vinrent faire leurs amitiés. Pas la grande confiance mais ça viendrait. Le reste fut une simple question de marche pour amener le troupeau sur le plateau. À cheval, Stéphanie le guida. Elle montait chaque jour, désormais, les trois petits chevaux camarguais qu’elle avait récupérés.
Ce soir-là, la conversation roula sur l’avenir.
— Quelles que soient les réserves d’essence il arrivera forcément un jour où il n’y en aura plus, dit Jacques. Et c’est évidemment la même chose pour le matériel que nous utilisons. Tenez, simplement les piles pour les montres à quartz. Elles ont une date de péremption. Un jour on aura des tas de piles neuves dans leur emballage, mais inutilisables… C’est pourquoi rien ne vaut un bon chrono mécanique. Lui au moins ne nous laissera pas tomber. En réalité il va falloir faire une autre civilisation.
— Mais enfin il reste des scientifiques, des techniciens, riposta sa fille.
— C’est vrai. Mais comment extraire du pétrole, comment remettre en route une raffinerie, une aciérie ? Avec quels hommes ? Ce qui reste est démesuré par rapport aux survivants. Une petite aciérie n’exigeant que quelques hommes, on y arriverait peut-être mais c’est un sale travail, qui voudra le faire ? Qui extraira le minerai de fer… et le reste ?
— Alors une civilisation paysanne ? fit Jacqueline.
— Ce serait le danger, dit Clément. Il ne faut pas oublier notre acquis et le transmettre même. Mais il y aura forcément une profonde adaptation des survivants à la mesure des tâches qu’ils sont assez nombreux pour accomplir. Notre éolienne sera prête dans deux mois, je pense. Mais elle ne fournira pas tellement de courant. Il faut en prévoir plusieurs. Et puis il y a les jours ou les nuits sans vent… J’y ai pensé et je réfléchis à une bine placée sous une petite chute d’eau. À la longue trouvera de quoi être alimenté en électricité en permanence pour les réfrigérateurs, les lampes, les tourne-disques, les cuisinières, enfin n’importe quoi.
— Alors tu pourras alimenter un petit atelier de mécanique, dit Bernard.
— Je pense que oui, de quoi usiner des pièces. Mais notre échelle… modeste. Tu vois, ce qu’il nous faudrait maintenant, c’est un bon ingénieur électronicien, plus spécialisé que moi, et puis des bras surtout.
C’était aussi l’avis de Kevin. Il fallait peupler le village. Pas démesurément, pour conserver une vie communautaire, mais il fallait du monde, c’était sûr. Il préparait d’ailleurs à reprendre ses voyages.
Une semaine plus tard, il décollait. L’avion était chargé de vivres et de matériel. Il lui faisait penser à son Dodge d’autrefois. Enfin autrefois… pas si loin.
Instinctivement, il avait évité les régions montagneuses. On ne s’improvise pas pilote de montagne. Mais il fallait bien plonger. Après tout, les précurseurs y étaient bien allés et avec des appareils beaucoup moins sûrs que son Rallye. Il avait décidé de suivre les grandes vallées pour aller dans des coins comme Grenoble, Chambéry, Aix-les-Bains.
Jamais il n’avait imaginé y trouver des survivants en aussi grand nombre. Ce fut sa grande surprise.
Il n’y avait pas de ville occupée, les groupes ne représentaient la plupart du temps qu’une quinzaine de personnes mais il en trouva plus de vingt en quelques jours. Partout il fut accueilli comme une sorte de messager d’un pouvoir central qui aurait subsisté. Il devait à chaque fois décourager ces espoirs fous et en souffrait.
Un après-midi, avec le vélo pliant qu’il mettait dans l’avion, il approchait d’un regroupement repéré plus tôt avec le Rallye quand des coups de feu claquèrent.
Il mit plusieurs secondes à comprendre que c’était sur lui qu’on tirait… Il plongea au sol, essayant frénétiquement de fixer la crosse du Herstal sur l’étui.
— Arrêtez, se mit-il à hurler, je suis un ami ! Quelqu’un répondit.
— Fumier, fous le camp avec ton avion, on ne veut plus te voir ! On se fera pas avoir encore une fois.
Il eut beau essayer de parlementer, les autres tiraient sans relâche. Il finit par reculer comme il pouvait, traînant le vélo derrière lui.
Quand il rejoignit l’avion, il était à bout de force. Pourtant, il ne fallait pas rester ici et il décolla. Il n’était guère qu’à un quart de vol d’Annecy. Cette nuit-là il ne dormit pas tranquille, au milieu des pistes.
Deux jours plus tard, il repéra un autre regroupement à une fumée. Il fit un passage à basse altitude pour observer et fut stupéfait de voir les survivants courir se cacher. Au deuxième passage il se rendit soudain compte qu’on lui tirait dessus… Ces gens étaient dingues. Refuser l’ancienne civilisation au point d’allumer un avion-symbole. Des malades.
Le terrain de Bellegarde n’était pas loin, il alla s’y poser. Le fuselage portait six trous ! Un autre, dans l’aile droite, n’avait pas dû passer loin du réservoir d’essence… Cette fois, il décida de rentrer. Il valait mieux que Bernard examine le piège. Et puis cela faisait cinq jours qu’il était parti et il avait envie de retrouver les autres. Dans deux heures il pouvait être sur place. Il redécolla.
Peu après six heures, il commença sa descente mais il ne vit la fumée que plus tard, exactement dans l’axe.
Ça venait du village, il en était curieusement certain. Il remit les gaz et déboula au-dessus, à près de 280 km/h. Plusieurs maisons achevaient de brûler…
Ses réflexes de pilote jouèrent sans qu’il ne s’en rende compte, redressant doucement la trajectoire de l’appareil, puis remontant pour perdre cette vitesse démente… Un virage très incliné. On ne voyait rien, d’ici. Il sortit brutalement tous ses volets et l’avion commença à descendre à 45°.
Une glissade à gauche… Il eut le temps d’apercevoir fugitivement un corps, allongé sur le sol de la place… L’hôtel paraissait intact.
Il y avait deux Kevin. L’un hurlait de crainte, l’autre enregistrait, agissait presque froidement, détaché. C’est celui-là qui posa l’appareil, lui fit faire demi-tour et roula au sol en direction des maisons.
Un autre corps… Il coupa le moteur sans s’en rendre compte, refusant de croire ce que lui disait son cerveau, refusant de reconnaître ce pantalon rouge et le blouson gris…
Il sauta à terre.
— Stéphanie… Non, NON !
Il se pencha, la saisit aux épaules. La tête de la jeune femme roula sur le côté. Sa poitrine était couverte de sang…